samedi 5 mai 2007

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Il s'appelait Drew. Mais cela n'avait aucune importance. Pour le moment, ce qui lui importait le plus c'était cette petite chose inerte, posée sur le rebord de la table. Une simple boite, percée d'un trou. Une canette à travers laquelle elle pouvait voir toute sa vie et bien plus, parfois. Ses souvenirs s'imprimaient sur le papier. C'est marrant. En quelques instants, ce moment de joie, de douleur, de vie, n'est plus qu'une tache de couleur sur un morceau de papier. En quelques instants, il devient vulnérable, exposé à l'air, à l'eau, susceptible d'être froissé, déchiré, perdu, oublié. Finalement un souvenir, ce n'est que ça.

Et des souvenirs, elle en avait à revendre. Des bons, des mauvais. Elle aimait à se rappeler ces bons moments, passés avec des gens qu'elle appréciait tout particulièrement. Perdue dans ses pensées, elle revivait chaque instant de bonheur. Tout était intact, les couleurs n'avaient pas vieilli, le papier était encore lisse, brillant. On pouvait presque sentir l'odeur douce du révélateur encore humide. Sur d'autres par contre, le temps avait déjà fait son travail. Sur celle ci par exemple, un peu jaunie mais finalement pas si mauvaise que ça.

Un matin de juin, ensoleillé, un peu frais mais bien agréable en cette saison. La journée s'annonçait chaude. Et rude. Assise sur un banc à l'ombre, elle observait le mouvement. Des gens pressés, anxieux, soulagés, concentrés... A croire qu'ils s'étaient donnés rendez-vous. Même pas. Elle était la également, presque par hasard. Le hasard fait bien les choses il parait. Dans son cas c'était plutôt vrai. Après tout, l'année s'était vite et bien passée. Les rencontres furent nombreuses et toutes plus intéressantes les unes que les autres. Tout cela était soigneusement rangé. Pour ne rien perdre, ne rien abîmer, ne rien oublier.

Les mauvais sont quand même la dans un coin. Pas forcément rangés, mais ils sont la. Elle ne va pas souvent regarder si il en manque un ou pas. Peut être parce qu'elle n'aime pas pleurer, ça la rend triste.


Elle décida de se lever et d'aller faire un tour.

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« Nous avons besoin de gens comme vous ». Quelques mots prononcés comme ça, pour rassurer. Elle avait déjà entendu ça quelque part, pour motiver. En quelques mois, le sens de ces paroles avait bien changé. Son état d’esprit aussi. De l’espoir au doute, en quelques fractions de secondes, le temps de prononcer cette phrase « nous avons besoin de gens comme vous ».

Elle sorti et s’effondra sur le trottoir. Incapable de se relever.

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Prendre des décisions n’a jamais été son fort. Non, pour être honnête, prendre ne serait ce qu’UNE décision, c’est déjà l’horreur. Alors quand en ce joli mois de mai il a fallu faire un choix, elle vécu de grands moments de doute et d’interrogations. Et puis, ce ne fut pas si compliqué que ça. Enfin pas pour elle du moins. Car, pas contrariante pour deux sous, elle choisi exactement l’inverse de ce que tout le monde attendait. « Mais pourquoi ? » Bonne question. « Tu es folle, on ne refuse pas une opportunité pareille ! » ou encore « Alors tu as fait tout ça pour rien ?! » mais aussi « Décidément, tu ne feras jamais rien comme tout le monde ! » et puis « Je ne te comprendrais jamais ! Enfin si, tu ne sais pas ce que tu veux... »

« Bon et tu vas faire quoi maintenant ? » La tempête d’incompréhension étant passée, il était temps de se trouver une occupation. La recherche de job dans l’intérim tourna court : « Vous voulez travailler ? ! Désolé mais ici on ne peut rien faire pour vous... » Pour éviter à l’entourage une série d’arrêts cardiaques suite à cet échec, elle posa officiellement sa candidature pour le « job de ses rêves », à défaut du JOB DE SES REVES DE LA MORT QUI TUE QU’ELLE VOULAIT FAIRE DEPUIS SES 10 ANS ! Bon enfin, c’est pas si mal que ça finalement. C’est comme ça qu’après moultes péripéties elle se retrouva finalement la, sur cette chaise grinçante et un peu (beaucoup) raide. Devant ce bureau auquel était assis cet homme, pas très vieux mais un peu enveloppé. « Nous avons besoin de gens comme vous » lui avait-il dit, plein de persuasion. Bien sur qu’il disait ça à tout le monde, son but c’était juste de faire du chiffre, pas d’engager vraiment. L’essentiel étant qu’à la fin de l’entretien, elle soit pleine d’espoir et d’impatience à l’idée de commencer sa toute nouvelle et trépidante vie.

Le chemin était long et elle en avait conscience. Elle n’était pas seule, elle n’était pas la meilleure, elle n’avait pas grand chose pour se démarquer des autres. 16 élus. Pas un de plus. Et pour en faire partie il allait falloir se battre. Heureusement pas avec les poings, elle avait toujours eu des « lacunes » (pour ne pas dire pire) en sport. Tout commença réellement à Bordeaux en novembre. Deux mois d’avance sur son planning, pas mal pour une désorganisée totale. Après cette journée de réjouissances pendant laquelle elle a quand même réussi à faire des rencontres super cools, il a fallu rentrer et attendre. Attendre, encore une qualité qui ne lui appartient pas. Alors pour passer le temps, elle s’imaginait ce qui allait changer dans sa vie, comment elle allait annoncer à ses parents que non, finalement, elle préférait tout arrêter et devenir épicière ou tout autre chose. Après tout, ça n’avait aucune importance. Et puis après quelques longs moments ou quelques minutes tout au plus d’auto persuasion, elle décida d’aller au bout de ce qu’elle s’était fixé. Si d’autres y étaient parvenus avant, pourquoi pas elle ?


Parmi les rencontres à Bordeaux, il y eut A. Il était grand, brun, toujours souriant. A., elle ne l’avait jamais vu avant. Lui, il savait déjà qui elle était. A, il faisait partie des gens qu’elle enfermait dans sa boite à images avant même de les connaître parfaitement, juste parce qu’elle savait qu’elle ne le regretterait pas.

Dans sa boite à images, il y en avait du monde. Faut dire qu’elle ne la vidait pas souvent, de peur d’en perdre en route. Alors ça se tassait la dedans. Mais bizarrement, y avait toujours une petite place pour un nouvel arrivant. De sorte qu’à chaque fois qu’elle rencontrait quelqu’un digne d’y séjourner, elle n’avait pas besoin de se dire « Ou je vais bien pouvoir le caser lui ? Et elle, elle risque pas de finir étouffée dans ce coin ? » Non, toujours une petite place pour quelqu’un d’autre. Elle aimait à se dire que le contenu de cette petite boite, c’était finalement un peu d’elle. Chaque personne avait à sa façon changé quelque chose dans sa vie. Chaque personne faisait qu’elle était comme ça aujourd’hui, et pas autrement. Et c’est pour cette raison qu’elle continuerait à changer, au gré des rencontres.

Il y avait parfois dans sa vie des moments « transferts d’émulsion ». A l’instant ou l’image se décolle du papier pour être fixée sur un autre support. C’est pas une manipulation facile. Elle est fragile la petite émulsion. Une fois détachée de son papier, elle est comme devenue inexistante, transparente et surtout fragile. Il faut attendre le nouveau support pour qu’elle reprenne des couleurs. La vie en fait, c’était un peu ça. Une multitude de transferts d’émulsions, de changements de support, d’environnement. De longs moments passés à tremper dans l’eau, à risquer d’être déchiré, rafistolé. Des instants d’angoisse, la peur de disparaître.
Et puis heureusement (en tout cas jusqu’à maintenant), elle a toujours trouvé un support pour se poser. Chaque émulsion est unique, elle le sait bien. Les petits plis sur l’image, les trous, sont autant de cicatrices du passé qui la rendent unique.

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Et puis finalement la nouvelle est tombée. Elle allait à Tours. C’était sa dernière chance de se défendre en face à face. Un peu comme la boxe qu’elle aimait regarder sur les chaînes allemandes quand elle partait en vacances en Lorraine. Et ben la c’était pareil. A gauche, short bleu, gants noirs, les derniers examinateurs. A droite, short jaune, gant roses à pois verts, elle. Un peu grand le short mais bon, elle fera avec. Pas le choix de toutes façons, et surtout pas le temps de réfléchir, l’arbitre a sifflé. Et la fin du match, pas de commentateur allemand hystérique qui hurle. Ou plutôt si. Y a bien une voix dans sa tête. Ce qu’elle lui dit est simplement incompréhensible. Peut être le commentateur allemand, qui sait ?

Elle ne savait pas quoi penser de ce dernier combat. Pas de vainqueur pour le moment, ils en décideraient entre eux, plus tard.

Tours ce fut une nouvelle occasion de remplir la boite. Des gens de passage, des connaissances. Des oubliés aussi, elle n’arrivait pas à se souvenir de tout le monde. Cette fois ci, ce serait différent. Ils s’étaient donnés rendez-vous. Personne n’était sur du sort qui lui était réservé bien sur. Peut être juste une façon de se rassurer.
D’un coup, son angoisse était retombée comme un soufflé trop cuit.

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La vie pouvait parfois être simple. Simple comme un bon CD. Il suffit d’appuyer sur play et de laisser la musique raconter son histoire, avec des hauts, avec des bas. Elle avait toujours adoré la musique. Bien sur, elle a pas mal cherché avant de trouver LA musique, celle qui lui parlait. Et puis, elle avait fini par trouver. « Sa » musique, c’était facile, les intros, les refrains, les solos des chansons qu’elle aimait, tout lui rappelait un petit bout d’elle, un morceau de vie. La musique, elle préférait de loin l’écouter quand les autres jouaient. Pourtant, un beau jour de juillet, elle décida de tenter l’aventure. Les Nains étaient nés.

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Cette fois c’était la dernière ligne droite. Du moins, c’est ce qu’elle pensait et ce que tout le monde espérait. Et puis, il y avait A., il était venu aussi. Par la force des choses, tout comme elle. Mais au moins elle n’était pas seule. Il était souriant, comme à son habitude. Ils en avaient parlé de cette journée, se rassurant comme ils pouvaient. Elle, qui était par nature angoissée à l’idée de devoir raconter toute sa vie à des gens qu’elle ne connaissait ni d’Adam ni d’Eve, était plus que soulagée d’avoir A. à ses côtés. C’était évident pour eux, ils avaient commencé ensemble, ils finiraient ensemble. Ils avaient franchi tous les obstacles, même les plus durs.
Ils n’auront finalement pas eu le temps de se parler beaucoup. Séparés dès leur arrivée par les infirmiers. Elle est d’abord partie. A son retour, il n’était plus là. Elle observait les allers et venues des médecins et autres infirmières. Stressant.

Les examens étaient de plus en plus désagréables. Comme s’ils s’étaient tous mis d’accord pour que leur petite visite leur laisse un souvenir impérissable.
Elle était la, assise dans ce fauteuil raide, entièrement métallique. Une vraie chaise électrique. Ou un siège éjectable. Un truc pas cool quoi. A côté, de longs fils pendaient, accrochés à de barres, métalliques elles aussi. Elle ne pouvait plus parler. De toutes façons, aucun moyen d’ouvrir la bouche. Elle avait peur.

La photo était plongée dans l’eau bouillante. Trop peut être. Il fallait surveiller la température. De ce détail dépendait toute la suite. Cette fois l’eau était trop chaude. Beaucoup trop. L’émulsion se décolla, puis se déchira.
« Il est inapte CA. » Une infirmière venait d’entrer dans la pièce. Elle tourna la tête vers elle, c’est tout ce qu’elle était capable de faire. Sûrement était-elle ridicule avec toutes ces électrodes plantées sur le crâne. « Quoi ? » Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait entendu. Elle n’était même pas sure de ce qu’elle avait entendu, trop concentrée sur les ordres que l’infirmier lui donnait. « Le candidat CA, il est inapte ophtalmo. » Cette fois, elle n’avait pas rêvé. Comme si on lui avait annoncé que la Terre allait stopper ses petits tours sur elle-même. Enfin, non. On ne lui avait jamais annoncé une chose pareille, difficile de comparer.
Elle ne pouvait rien faire. Personne ne pouvait rien faire. Mais la vie ne s’arrêtait pas, c’était déjà ça.

Moins d’une heure plus tard, c‘était son tour. Pas rassurée, elle entra dans la pièce. Il faisait chaud. Dehors, la pluie tombait. Une sale journée.


Elle ne vit pas de suite que quelque chose n’allait pas. Peut être ne voulait-elle pas le voir. Elle aurait préféré ne jamais entendre cette phrase. Trop tard pour faire marche arrière. Un coup de tampon, une signature, et voila. En quelques secondes, tout avait basculé. Du mauvais côté.
Alors pour la rassurer, il lui dit avec un grand sourire « nous avons besoin de gens comme vous... ». Tout sur le papier semblait dire le contraire, et surtout un mot, en majuscules rouges : INAPTE.

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Heureusement il y avait les Nains. Et puis tous les autres aussi. Ceux qu’elle retrouvait toujours avec plaisir à l’occasion d’une soirée, d’un repas, d’un moment passé à discuter, de tout et surtout de rien. Ceux qu’elle ne voyait pas souvent. Ceux qui habitaient à l’autre bout de la France et qui pourtant, restaient en contact. Ceux qu’elle garderait précieusement dans un coin de sa mémoire. Tous ensemble, et certains sans même le savoir, l’avaient aidée à se relever. Grâce à eux, membres permanents de sa boite à souvenirs, elle ne gisait plus sur le trottoir, sous la pluie. Elle ne savait pas vraiment comment les remercier. Mais elle s’était promis de ne jamais les oublier, c’était la moindre des choses.

Elle roulait, pas assez vite à son goût. La route s’étendait à perte de vue. Elle n’avait qu’une seule hâte : que ça s’arrête. Il y avait toujours quelque chose qui l’en empêchait. Et à chaque fois, la route lui paraissait un peu plus longue.